ATELIER D'ECRITURE : Coup de cœur du mois d'avril
Bonjour à tou(te)s, chers Petits Colibris de mon coeur,
Le thème du mois d'avril nous était proposé par Mésange Bleue :
Lettre d'amour (à son enfant, à un de ses parents, à un amant... à son chien). Vous êtes libre du destinataire.
... Comme le dit Luc, on peut dire que vous avez écrit de nombreuses et belles lettres d’amour, la nuit et le jour. Et je me suis arrachée les plumes ( les miennes, pas celles de mes poules ) pour savoir à quel texte donner mon coup de , tant chacun a mis du sien à poser ses mots. Mais il faut faire un choix. Mon coup de cœur ira au texte de Charles, la lettre a sa mère m’a particulièrement touchée. Parfois certaines personnes ne savent dire l’amour, et il est beau ce fils devenu âgé qui enfin pardonne à sa mère et peut lui écrire « Je vous aime, Maman. »
Des poutous à tous et que le prochain thème vous soit inspirant.
Mésange Bleue
LETTRE D' AMOUR
Il y a quinze ans que vous êtes morte. Quinze ans, jour pour jour. Morte un premier avril, ce n’était pas une blague.
Vous étiez terriblement autoritaire. Un véritable adjudant ! Toute votre vie, vous avez commandé à tous. Je n’ai pas un seul souvenir de tendresse avec vous. Par contre, j’ai des souvenirs de paroles humiliantes, de gifles et de brimades.
Je suis tout petit, j’ai fait pipi par terre. Vous m’obligez, à quatre pattes, à mettre le nez dedans.
« Il aurait mieux valu que tu sois mort aussi », me dites-vous.
Siestes de petite enfance. Draps blancs, berceau à barreaux. J’ai la colique, j’étouffe. Je sanglote, j’appelle. Deux silhouettes, l’une en blanc, l’autre en noir, entrouvrent la porte, restent à distance. Tante Marie et vous. « Laisse-le pleurer. Il se fatiguera avant nous. Il finira par s’endormir. » Derrière les persiennes, des rires d’enfants et le soleil. J’ai encore mal au ventre. Je ne sanglote plus, mais je ne m’endors pas.
Dans la rue, pour éviter que je m’échappe, que je traverse n’importe où, vous me promenez en laisse, entravé par des sangles, un genre de harnais.
Quand quelqu’un abordait avec vous la question de l’éducation, vous répondiez invariablement : « Les enfants, c’est comme les chiens : ça se dresse. » Vous détestiez les chiens.
Je vous vouvoyais. Question de milieu et d’époque. Je suis un enfant de vieux. Quand je suis né, mon père avait quarante-six ans et vous quarante-deux. Issue d’une famille de la haute bourgeoisie provinciale, terrienne, catholique et rétrograde. Une famille à la Mauriac.
Mais je dois être honnête. Vous n’étiez pas non plus la méchante « Folcoche » d’Hervé Bazin dans « Vipère au poing ». Vous n’avez fait que reproduire des comportements que vous aviez subis, enfant. Élevée à la dure par une mère d’une sévérité maladive, seule fille au milieu de trois frères. Début du vingtième siècle. À une époque où les gens souffraient beaucoup plus que nous aujourd’hui : les femmes souffraient le martyre en accouchant, les hommes mouraient à la guerre ou en rentraient broyés. La moindre rage de dents était une torture. L’anesthésie n’en était qu’à des balbutiements. Il n’y avait pas de place pour la sensiblerie.
Petit dernier d’une lignée de quatre, beaucoup plus jeune que les trois autres, je suis né hypersensible dans une famille dure. Gay dans un monde d’une autre époque. Je ne me plains pas. D’autres furent plus malheureux.
Vous avez toujours parfaitement accompli vos devoirs de mère : conduire vos enfants à l’école, organiser le quotidien et les vacances. Vous faisiez votre devoir. Manquait seulement la tendresse. L’amour, vous en aviez sans doute, mais il se manifestait à sa manière. J’étais trop jeune pour comprendre.
Vous cuisiniez très bien. Vous avez toujours accueilli mes amis à la maison avec beaucoup de gentillesse. Et vous étiez très généreuse. Un grand cœur, derrière la main de fer.
Mais certains épisodes de notre histoire sont difficiles à digérer.
J’aimais beaucoup mon père. Quand il est mort, vous avez oublié de me prévenir. J’avais trente-quatre ans.
Quelques jours avant, j’étais en vacances dans les Landes quand ma sœur aînée m’a averti que notre père était hospitalisé à Châteaudun. Le dimanche, dernier jour de mes vacances, j’ai fait le crochet en voiture pour le voir à l’hôpital, et vous rendre visite dans la maison de famille, avant de rentrer à Paris.
Le lundi matin, je m’apprêtais à partir au bureau, un neveu m’a appelé. Il m’a demandé à quelle heure je pensais arriver à la maison, là-bas. J’ai dit : « J’y suis allé hier, j’y retournerai le week-end prochain. » Alors, tout confus, il m’a dit que son grand-père était mort pendant la nuit. Personne ne m’avait prévenu. Ni ma mère, ni mes sœurs ni mon frère. J’ai pris ma voiture, tout seul, alors que les autres étaient partis ensemble. J’étais fou de rage, et cette rage éclipsait presque mon chagrin. Je suis arrivé après tout le monde. On ramenait papa à la maison.
Vous les aviez tous prévenus, sauf moi.
« J’ai fait une bourde, m’avez-vous dit. Je pensais que tes sœurs te téléphoneraient. »
Et le lendemain, alors que je venais de passer un long moment seul à côté du corps de mon père, vous m’avez dit :
« Pourquoi voudrais-tu que je te laisse tomber ? »
En vieillissant, votre addiction au whisky vous a rendue plus pernicieuse, plus sournoise dans l’art de blesser les gens. Plus fragile, plus émouvante aussi.
Je venais souvent passer le week-end avec vous. Vous étiez encore brutale dans vos paroles, mais désormais je savais vous remettre à votre place. J’étais capable de me révolter, comme si je faisais enfin ma crise d’adolescence, à presque cinquante ans !
Je maniais l’humour aussi. Vous ayant toujours vouvoyée, je m’amusais parfois à vous tutoyer, pour plaisanter, court-circuiter la distance qu’imposait entre nous le vouvoiement.
Je supportais sans trop m’énerver vos petites maniaqueries. Je préparais la vinaigrette pour la salade, vous cuisiez le rôti. Je déjeunais gentiment avec une très vieille dame toujours aussi autoritaire, vulnérable mais jamais désarmée, affectueuse, qui à présent m’appelait « mon chéri » et me disait que j’étais, de ses quatre enfants, son préféré. Était-ce vrai ? Disiez-vous la même chose aux trois autres ?
Mais chaque soir, quand vous aviez trop bu, c’était atroce. La déchéance. Le naufrage. Vous pissiez sur votre chaise, vous disiez n’importe quoi, vous pouviez redevenir terriblement blessante. Et puis, quand vous tombiez par terre, je vous ramassais et allais vous coucher.
Un jour, j’ai parlé de l’alcool à votre médecin, en votre présence. Il m’a dit que mon intervention était courageuse et témoignait de l’affection que je vous portais. Mais dès que j’ai eu le dos tourné, je vous ai entendue dire au médecin : « Ne faites pas attention à ce qu’il dit. C’est un vieux garçon. » Vieux garçon, dans votre bouche, ça voulait dire quoi ? Dans mes oreilles, ça sonnait comme une insulte.
Quand je vous ai vue morte à l’hôpital, tous mes souvenirs douloureux sont remontés à la surface. Ma première pensée a été : « Enfin, vous ne me ferez plus souffrir. »
Vous aviez une personnalité si forte, je n’imaginais pas que vous puissiez mourir un jour. Impossible que le monde continue à tourner sans vous. D’ailleurs, nous avons vendu la maison de famille que j’aimais tant. Sans vous, elle avait perdu son âme.
Quinze ans ont passé. J’ai enduré d’autres épreuves. Vis-à-vis de vous, le temps émousse mes rancœurs et modère ma colère. J’ai réfléchi sur le pardon, et sur l’amour aussi.
Il m’a fallu quinze ans pour vous comprendre, vous pardonner. Aujourd’hui, enfin, je peux vous dire :
« Je vous aime, Maman. »
Charles
Le Bal est ouvert, chers Petits Colibris de mon coeur.
Eh bien, dansez maintenant !
Et n'oubliez pas que c'est un bal queer...
Bougez-vous les plumes! Et que ça saute...